Menier, la plus grande chocolaterie du monde

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Conférence prononcée le 5 novembre 2001 dans le cadre de l’exposition « Le chocolat, remède à tous les maux », par Bernard Logre, président de l'association « Connaissance du Val Maubuée »

Bien qu’étudiée depuis de nombreuses années, l'aventure industrielle des Menier comporte encore des zones d'ombres. Elle divise certains universitaires tant sur le plan de l'histoire sociale, qu'industrielle. Aussi nous n'aurons dans cet exposé, qu'un simple regard sur cette plus grande chocolaterie du monde.

Droguerie, pharmacie, chocolat

La première génération est représentée par Jean Antoine Brutus qui a eu un fils, Émile-Justin, qui lui-même a eu trois garçons : Henri, Gaston et Albert. Nous nous limiterons à ces trois premières générations.

Jean Antoine Brutus est né en 1795 à Bourgueil en Touraine. Après un enseignement primaire dans sa ville natale, il continue ses études secondaires à La Flèche dans la Sarthe où il suit pendant deux ans des cours au Prytanée militaire. Il effectue ensuite un stage de deux années à l'apothicairerie du Prytanée. Là, il travaille sous les ordres d'un pharmacien et de sœurs et apprend à préparer des spécialités pharmaceutiques. Lorsqu'il quitte définitivement le Prytanée, c'est pour entrer au service de Santé des armées et plus particulièrement au Val-de-Grâce. Pendant un an, il est, sous les ordres de pharmaciens militaires, amené à préparer des substances pharmaceutiques. Il est renvoyé dans ses foyers avec le retour des Bourbons. Tout naturellement il se tourne vers la droguerie. Jean Antoine Brutus s'était aperçu lors de ses stages que certains éléments entravaient le développement de la profession de pharmacien : la rareté des élèves, les difficultés d'approvisionnement en plantes fraîches, et le coût d'acquisition du matériel nécessaire à l'élaboration de certaines substances pharmaceutiques.

Aussi, Jean Antoine Brutus décide de créer une maison de droguerie pour fabriquer des substances pharmaceutiques de manière plus rigoureuse, pour mettre en valeur la profession de pharmacien avec pour conséquence de mieux soigner les malades.

Il débute modestement en 1816 dans le quartier du Marais, rue Aubriot, où il fabrique des farines de lin et de moutarde, d’abord avec un simple moulin à bras puis avec des chevaux pour mouvoir ses machines.

Très rapidement il s'aperçoit que pour développer son entreprise, la place et l'énergie lui font cruellement défaut. L’un de ses collaborateurs lui apprend l’existence d’un moulin à vendre, sur les bords de Marne à Noisiel. Là, il découvre un moulin à blé à roue pendante, c’est-à-dire un moulin dont la roue peut, par l'intermédiaire de vérins, monter ou descendre en fonction du niveau du cours d'eau. Ce moulin est donc exploitable presque toute l'année.

En 1825, le village de Noisiel ne compte qu'une centaine d'habitants occupés par la céréaliculture, la production de plâtre et le transport de bois à destination de la capitale.

Jean Antoine Brutus consacre le site de Noisiel à l'ensemble de sa production, tandis que sont conservés dans la capitale certains ateliers de conditionnement et d'expédition pour Paris, la province et l'étranger : en 1830 il est rue des Lombards, en 1848 il s'installe rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Cet établissement parisien visité par Napoléon III sera reconnu comme remarquable pour la beauté et pureté des produits fabriqués ainsi que pour l’administration paternelle qui y règne.

Menier fabrique des substances pharmaceutiques, mais il commercialise également d'autres produits. Il publie à plusieurs reprises un catalogue appelé Catalogue Prix Courant Général dans lequel sont présentées ses activités manufacturières en pharmacie et droguerie mais également ce qu’il commercialise : matériel pour laboratoires, appareils et instruments de chirurgie, instruments de mesure, machines électriques, équipements photographiques, décors pour officines, produits de confiserie, de parfumerie, graines, conserves… L’édition de 1854, au fil de ses 260 pages, propose ainsi des milliers de références.

Le chocolat qu’il fabrique figure aussi à son catalogue. Le chocolat est arrivé dans le domaine pharmaceutique sous deux aspects. C’est un élément qui entre dans les soins apportés aux malades. Il contribue à lutter contre l'anémie, les problèmes respiratoires, les dérèglements digestifs, il est alors vendu en pharmacie sous les appellations chocolats pectoraux au salep, au tapioca, ou de chocolats médicinaux au magnésium, au citrate de fer, … C’est également un excipient, c'est-à-dire un élément qui selon l'expression « faisait avaler la pilule ». Le beurre de cacao contenu dans la pâte de cacao servait à fabriquer des suppositoires.

Jean Antoine Brutus décède en 1853. Son fils Émile-Justin lui succède. Ce dernier hérite d’une entreprise familiale florissante. Ainsi lors de l'Exposition universelle de 1851, l'un de ses concurrents, François Dorvault, reconnaît les qualités des fabrications pharmaceutiques de Jean Antoine Brutus. Selon une citation de Dorvault : « M. Menier a fondé à Noisiel-sur-Marne, il y a déjà de longues années, une usine hydraulique pour la pulvérisation de substances médicinales qui n'a point d'analogue en Europe et par son importance et par la perfection des produits qui en sortent. »

Émile-Justin continue à développer l’entreprise pharmaceutique et la production chocolatière.

Dans les années 1860, pour des raisons sanitaires, il est contraint de dissocier ces deux activités. Il fait construire à Saint-Denis pour son activité pharmaceutique une usine modèle réalisée par l'architecte Jules Saulnier. Mais en 1867, Émile-Justin décide d'abandonner la pharmacie et revend son entreprise à François Dorvault. Il va se consacrer exclusivement à la fabrication industrielle du chocolat.

Très rapidement Menier décide de s'affranchir des deux éléments de base nécessaires à la fabrication du chocolat : le cacao et le sucre. Il acquiert deux plantations de cacaoyers représentant plusieurs milliers d’hectares au Nicaragua. De plus, il fait construire à Roye dans la Somme, une usine pour la transformation du sucre de betterave et plusieurs sucreries en Seine-et-Marne. Pour transporter le cacao depuis ses plantations du Nicaragua jusqu'en France, il dispose d'une flotte marchande.

Émile-Justin va progressivement transformer l'usine de Noisiel et plus particulièrement le moulin de 1825. Dans les années 1865, il décide de démolir le moulin existant et de construire le moulin que l'on peut encore voir de nos jours. Ce moulin réalisé par l'architecte Jules Saulnier est relativement novateur puisqu'il est constitué d'une ossature métallique porteuse. Les treillis de poutres métalliques procurent au moulin sa résistance, les briques ne servant qu'à isoler le bâtiment de l'extérieur. Un décor original de médaillons en briques vernissées est réalisé. Sont représentés en alternance le M, monogramme de Menier, et la fleur du cacaoyer ainsi que sa cabosse. Le bâtiment est achevé en 1872. Jules Saulnier décrira ce bâtiment dans plusieurs ouvrages architecturaux : « Le cadre formé par le bleu du ciel, le vert des arbres, l'eau avec ses reflets et ses vapeurs, l'air enfin influe très heureusement sur l'harmonie générale, à la distance pour bien voir l'ensemble tous les tons sont fondus, doux, on dirait un immense tapis oriental. »

Ce nouveau bâtiment va être consacré essentiellement au broyage des fèves de cacao.

Le processus de fabrication du chocolat

Le chocolat résulte du mélange de la pâte de cacao et du sucre. On peut ajouter au mélange, du lait, des aromates, des épices et du beurre de cacao. Ce dernier est obtenu par pression de la pâte de cacao. Au cours de cette opération, on obtient deux produits : le beurre de cacao et le tourteau qui, broyé, permet de produire le cacao en poudre. En lui ajoutant du sucre, nous obtenons le chocolat en poudre. Le beurre de cacao, additionné de produits lactiques et de beaucoup de sucre crée le chocolat blanc, qui ne peut pas être considéré comme du chocolat puisqu’il ne contient pas de pâte de cacao.

Les fèves qui arrivent à la chocolaterie constituent le cacao marchand.

Dès la réception elles sont triées, pour éliminer les déchets liés à la récolte et les fèves abîmées.

La deuxième étape, la torréfaction, est capitale. Son but est triple : abaisser le taux d'humidité des fèves, faire évaporer les acides volatiles nuisibles au goût et développer les arômes du futur chocolat. Cette opération s’effectue à une température de 120 à 150°C pendant vingt à quarante minutes suivant les variétés, les crus, de cacao.

Une fois torréfiées les fèves sont broyées à une température de 40 à 60°C. On obtient un produit appelé liqueur de cacao, qui à température ambiante se fige pour constituer la masse ou la pâte de cacao.

La liqueur de cacao obtenue est ensuite mélangée au sucre.

Le conchage succède au mélange cacao-sucre. Cette opération consiste à brasser pendant plusieurs jours le mélange afin d’améliorer l’arôme et la texture du chocolat.

Le conchage est suivi du dressage qui comporte en particulier le moulage. Des tapoteuses permettent au chocolat, grâce à leur mouvement vibratoire, de bien remplir les moules et de chasser les bulles d'air.

La température du chocolat est ensuite progressivement ramenée à 7°C permettant ainsi au produit de se rétracter et donc de faciliter son démoulage.

Puis, les opératrices emballent les tablettes, les entourent d'une feuille de papier d'étain et de papier jaune.

Un petit chemin de fer privé reliant l'usine au chemin de fer de l'Est permet d'acheminer le produit fini vers les dépôts et chez les épiciers.

L'empire Menier

À la fin du XIXe siècle la chocolaterie compte 1100 ouvriers dont 60% de femmes et 40% d'hommes.

Afin de sédentariser sa main d'œuvre d'origine rurale, Menier décide de créer dès 1874 une cité ouvrière. Comme pour d’autres industriels, cette réalisation s'inscrit dans le sens de l'histoire. La conception de cette cité ouvrière a permis d'améliorer la condition de vie des ouvriers et par conséquent la production industrielle.

À la fin du XIXe siècle, cette cité ouvrière comprend 200 maisons, d’une surface d'environ 64 m² habitables. Elles sont jumelées, et construites sur un terrain d'environ 300 à 400 m².

L'éclairage est au gaz et dehors des bornes fontaines sont implantées pour l'approvisionnement en eau. Ces maisons ne sont pas achetées mais louées au personnel. Des commerces, des équipements collectifs ainsi que des écoles ont été créés. Un service médical, des soins sont fournis gracieusement. De plus, grâce à la caisse d'épargne les ouvriers peuvent placer à 6% une petite partie de leurs économies.

Pour compléter la réalisation de cette cité ouvrière, Menier a fait construire une maison de retraite dont la première pierre est posée en 1898.

Noisiel dispose aussi de 1500 hectares exploités par cinq fermes principales. Menier traite son domaine agricole comme il gère son entreprise chocolatière en l'organisant au maximum. Il fait construire une ferme modèle : « la ferme du buisson ». Le bâtiment principal mesure 87 mètres de long et environ 18 mètres de large. Au rez-de-chaussée se situent les étables et à l'étage les greniers à foin, il y a également une porcherie et un élevage de volailles.

En 1900, un siècle se termine, une Exposition universelle s'ouvre. Les Menier ont un stand impressionnant : une reproduction du vaisseau le Triomphant, navire qui avait pour la première fois rapporté à Brest, le 10 octobre 1679, du cacao en provenance des Antilles françaises. Ce stand réalisé par l'architecte de la Tour Eiffel, Stephen Sauvestre, domine les autres stands dans le pavillon de l'alimentation. Stephen Sauvestre réalisera également pour

les Menier dans les années 1905-1906 un bâtiment destiné au conchage, que très rapidement les ouvriers de Noisiel appelleront la Cathédrale.

Dans les années 1900, l’entreprise Menier est devenue un empire industriel qui emploie environ 3000 ouvriers et employés : l’usine de Noisiel, la sucrerie de Roye, une usine à Londres, une autre à New-York, les plantations du Nicaragua, une flotte de navires marchands, des dépôts dans les plus grandes capitales du monde.

En 1825, la France produisait environ 200 tonnes de chocolat. En 1900, ces 200 tonnes représentent 3 ou 4 jours de la production Menier à Noisiel. Menier fabrique 300 000 tablettes par jour.

Dans une publicité de 1894, insérée dans un quotidien canadien, il est indiqué que le chocolat Menier est en vente dans tous les États-Unis et au Canada. Pour qu'une entreprise puisse approvisionner toute l'Amérique du Nord à cette époque, on peut considérer qu'elle était la plus grande chocolaterie du monde.

Bernard Logre